Page d’histoire : la tension monte à Kisangani entre les armées alliées : ANC, UPDF, APR

Page d’histoire : la tension monte à Kisangani entre les armées alliées : ANC, UPDF, APR

La deuxième guerre de libération

Septembre 1998. Trois armées alliées sont présentes à Kisangani, Chef–lieu de la Province Orientale. L’ANC (Armée Nationale Congolaise), la branche armée du mouvement politico-militaire RCD (Rassemblement Congolais pour la Démocratie), l’UPDF (Uganda People Defence Force), l’armée ougandaise, et l’APR (l’Armée Patriotique Rwandaise) qui est devenue depuis juin 2002 les RDF (Forces Rwandaises de Défense). Ces trois armées sont en coalition pour combattre les FAC (Forces Armées Congolaises), l’armée de Laurent-Désiré Kabila, qui est en guerre contre ses deux anciens alliés de l’Est, l’Ouganda et le Rwanda. Cette guerre, que certains analystes qualifient de deuxième guerre de libération, débute la dernière semaine de juillet 1998; lorsque les meilleures unités des FAC que Mzee (surnom de LDK) avaient déployées à l’Est se mutinent contre lui. A l’instigation du Rwanda et de l’Ouganda.

Cette mutinerie d'anciens éléments FAC prendra une coloration politique avec la création du RCD le 2 août 1998.

La cohabitation tendue

La cohabitation à Kisangani de ces trois forces armées (ANC, UPDF, APR) n’est pas si paisible qu’on pourrait l’imaginer. De temps en temps, il y a des frictions entre leurs différents militaires, pourtant alliés.
Mais un incident en particulier va faire monter la tension entre ces trois forces. C’est l’arrestation du commandant Tango Tango, de son vrai nom major Kabengele, commandant secteur ANC de Kisangani, par le général James Kazini,: commandant de l’opération OSH. Cet acronyme, qui signifie Operation Safe Haven (Opération havre de paix) est le nom donné à l’intervention de l’armée ougandaise en RDC.

L'arrestation du commandant Tango Tango

Dans le centre-ville de Kisangani, en pleine journée, la jeep du commandant Tango Tango et son véhicule d’escorte sont encerclés par une trentaine de militaires Ougandais lourdement armés. Tango Tango pose la question en swahili à l’officier ougandais : « Shida gani ? » (Quel est le problème ?)

L’officier lui répond qu’il est venu l’arrêter, lui Tango Tango, sur ordre du général Kazini, « Overall Commander ».


Général James Kazini

Voyant que les rapports des forces étaient en sa défaveur (il avait seulement 6 soldats d’escorte, armés des fusils AK 47), Tango Tango donne l’ordre aux soldats congolais de baisser leurs armes. Il demande ensuite à son aide de camp de ramener tout le monde à son Q.G. Lui, il se constitue prisonnier. Les ougandais le font monter dans l’un de leurs véhicules, une jeep Land-Rover, et le conduisent à la concession La Forestière. Une usine d’exploitation de bois située dans les environs de l’aéroport de Bangboka de Kisangani et qui est devenue le Q.G. de l’armée ougandaise. Arrivé à destination, Tango Tango est conduit directement dans un « Ndaki ».

Prisonnier dans un Ndaki

Le Ndaki est une espèce de prison de fortune. C’est un trou de 2 mètres sur 2 mètres creusé au sol et recouvert de troncs d’arbre.

Par-dessus ces troncs, on recouvre de la terre, tout en laissant une ouverture d’accès d’un mètre sur le côté avec quelques marches taillées dans le sol. Ces Ndaki servent aussi d’abri en cas de bombardement.

Les militaires congolais veulent attaquer les ougandais

Lorsque l’information arrive aux oreilles des militaires congolais de l’ANC déployés à Kisangani, c’est la colère qui monte. Ils considèrent que les ougandais ont franchi la ligne rouge. Quelques officiers congolais décident alors d’aller attaquer les ougandais à la Forestière ; même si en terme d’équipements, les ougandais ont largement l’avantage. Le général Kazini dispose de chars de combat (les Kifaru), d'auto-blindés (les Mamba) et autres armes d’appui.

Les commandants Nyanvumba et Ondekane calment les officiers congolais

C’est le commandant du contingent rwandais, le lieutenant-colonel Nyanvumba qui va calmer les officiers congolais en assurant qu’on peut régler ce problème sans se tirer dessus. Après tout, on est des alliés. Mais aussi, le commandant Jean-Perre Ondekane, chef d’Etat-major de l’ANC, de Goma, appelle tout le monde au calme. En attendant son arrivée à Kisangani.

La grande réunion de l'hôtel Palm Beach

Deux jours après, une grande réunion de clarification entre alliés se tient à l’hôtel « Palm Beach » de Kisangani. Cet hôtel, propriété à l'époque de Kikunda Ombala, ancien général du président Mobutu, était géré par le couple Aaron Shabani et Charlotte Bongumba; ceux-ci deviendront par la suite membres fondateurs du MLC. Aaron Shabani sera d'ailleurs élu en 2011 député national dans la ville de Kindu.

Les participants à la réunion

Trois délégations sont donc présentes dans la salle.

1° La délégation ougandaise, venue de Kampala, est conduite par le général Jeje Odongo, chef d’Etat-major général de l’UPDF, l’armée ougandaise.

2° La délégation rwandaise, en provenance de Kigali, est dirigée par le général Faustin kayumba Nyamwasa, chef d’Etat-major général de l’APR et l’un des fondateurs du Front Patriotique Rwandais (FPR). Actuellement, il est l’un de plus farouches opposants du président Paul Kagame. Il vit en exil. Le général Kayumba a, à ses côtés, le lieutenant-colonel colonel Patrick Nyanvumba. Celui-ci, devenu général, sera nommé par le Président Kagame chef d’Etat-major général de l’armée rwandaise de 2013 à 2019. Actuellement, il est ministre de l’Intérieur du Rwanda. Le général Nyanvumba a récemment (août 2023) été sanctionné par les Etats-Unis pour son implication dans la gestion des opérations militaires du M23 en RDC. Il y a aussi, dans la délégation rwandaise, le major Emmanuel Ruvusha, le commandant en second de Nyanvumba. Devenu général aussi, Emmanuel Ruvusha sera soupçonné d'avoir conquis la ville de Goma le 25 novembre 2012 pour le compte du M23.

3° La délégation congolaise de son côté est conduite par le général célestin Ilunga Shamanga, le « ministre » de la Défense du RCD. Cet ancien chef de la maison militaire, puis chef de l’Etat-major particulier du Maréchal Mobutu, l’un des meilleurs officiers des FAZ, avait rejoint le RCD. Dans la réunion du Palm Beach, il est accompagné par le commandant Jean-Pierre Ondekane, chef d’Etat-major général de l’ANC. Sont aussi présents dans la salle, le commandant Bob Ngoyi, le chargé des opérations à l’Etat-major général de l’ANC, le commandant Sylvain Buki, le chef du Renseignement militaire de l’ANC, l'intrépide commandant Hugo Ilondo, chef des opérations sur l’axe Buta et, enfin, Laurent Nkunda, de son vrai nom Laurent Nkundabatware Mihigo, commandant du bataillon ANC de la ville de Kisangani, remarquable par son béret bleu qu'il portait à l'époque.

Évidemment, le général Kazini lui-même est dans la salle. Parmi ses collaborateurs, on trouve un jeune congolais qu’il aime bien et qu’il est en train de former comme militaire à La Forestière, c’est Papy Kibonge. Ce dernier deviendra lui aussi, quelques semaines plus tard, l’un des membres fondateurs du MLC.

Une réunion sous tension

La réunion commence dans un climat très tendu. Le général Ilunga prend la parole pour dénoncer le manque de considération de certains officiers alliés rwandais mais surtout ougandais à l'égard des officiers congolais, qui sont parfois plus gradés qu’eux. Ce mépris s’est matérialisé par l’arrestation du commandant Tango Tango. Pour compléter le général Ilunga, le commandant Ondekane s’en prend avec virulence au général ougandais James Kazini et lui demande de libérer immédiatement Tango Tango. Le commandant Ondekane va ajouter, en s’adressant toujours au général Kazini : « Nous sommes au courant de ce que tu es en train de préparer au camp Kapalata, sur la rive gauche ; tu formes rapidement un civil pour faire de lui le commandant d’un autre mouvement que tu veux créer ; il s’appelle Jean-Pierre Bemba ». Sur ce point précis, les ougandais nous apprendront plus tard que la formation militaire en question n'aurait duré qu'une semaine. Mais on ne peut ni confirmer ni infirmer cette allégation.

Énervé par les propos de l'officier congolais, le général Kazini menace le commandant Ondekane en lui disant en swahili : « We Ondekane, ukaendelea kuni kosea adabu, taku funga sasa hivi !» (Toi, Ondekane, si tu continues à me manquer de respect, je vais te faire arrêter sur le champ !). La tension est à son comble. On craint que les uns et les autres ne dégainent leurs pistolets et se tirent dessus. Les généraux Odongo et Kayumba vont intervenir pour calmer les esprits qui s’échauffent.

 

La réunion va reprendre un peu plus sereinement. Il faut noter ici que les frictions n’existaient pas seulement entres les militaires congolais de l’ANC et les militaires ougandais, mais également entre les militaires rwandais et les militaires congolais.

L'arrestation et le sauvetage du colonel Gédéon Kibonge

Et aussi de temps en temps, entre les militaires ougandais et les militaires rwandais. Un exemple qui me revient à l’esprit. Un jour, des militaires rwandais arrêtent à Kisangani le colonel congolais Gédéon Kibonge, je ne sais plus pour quelle raison. Il est emmené à l’aéroport de Bangboka pour être transféré à Kigali. Alerté par des officiers congolais, le général Kazini envoi, à l’aéroport de Bangboka, une unité d’intervention de l’UPDF, accompagnée de deux auto-blindés pour empêcher les militaires rwandais d’embarquer le colonel Kibonge dans leur avion. En infériorité numérique sur le tarmac, les militaires rwandais se résignent à remettre leur prisonnier aux ougandais. Plus tard, le colonel Kibonge, l'un des officiers les mieux formés de la IIe République, réapparaîtra à l’Equateur aux côtés de Jean-Pierre Bemba comme " ministre " de la Défense du MLC.

Les résolutions de l'hôtel Palm Beach

Revenons à notre réunion du Palm Beach. Après de longues discussions, trois résolutions vont être adoptées par les participants :

1. La libération immédiate du commandant Tango Tango.

2. La tenue régulière des réunions d’échange d’informations pour éviter les incompréhensions et aplanir les divergences.

3. La répartition des zones opérationnelles entre les alliés.

- L’UPDF, l’armée ougandaise, s’engage à appuyer les unités congolaises de l’ANC dans la zone Nord-Est de la RDC ; concrètement la zone comprend Beni – Butembo (appelé aussi le grand nord), la Province Orientale, l’Equateur. Avec comme objectif de descendre par le fleuve Congo jusqu’à Kinshasa, en passant par le Bandundu.

- L’APR, l’armée rwandaise, elle, se propose d’accompagner les unités de l’ANC déployées dans la région Sud-Est. C'est-à-dire, le Nord-Kivu (sans le grand Nord), le Sud-Kivu, le Maniema, le Nord du Katanga. Avec comme objectif stratégique : Libérer le Katanga et les deux Kasaï.

Ces anciens militaires du Président Museveni

La réunion se termine dans une ambiance de franche camaraderie, surtout entre les ougandais et les rwandais qui se connaissent très bien et parlent tous, outre l’anglais et le swahili, le Kiganda (une espèce de lingala des ougandais). En effet, à l’époque (1998), presque 80% des officiers supérieurs et généraux de l’armée rwandaise, étaient des anciens militaires de l’armée ougandaise. En commençant par le général Paul Kagame lui-même (ancien directeur–adjoint du renseignement militaire du Président Museveni; deputy Chief of Military Intelligence) et le général James Kabarebe (ancien officier de renseignement, Intelligence Officer, de Museveni).

Les surprises stratégiques

Mais comme on dit « l’homme propose, Dieu dispose ». Les plans stratégiques de ces trois alliés (ANC, UPDF, APR) vont être perturbés par la survenance de quatre événements imprévus :

1. L’entrée en guerre, aux côtés de Laurent-Désiré Kabila, de l’Angola, le Zimbabwe et la Namibie.

2. La création d’un nouveau mouvement insurrectionnel, le MLC

3. La scission du RCD en deux branches : RCD-Goma et RCD-Kisangani

4. Les affrontements de Kisangani entre, d’un côté, le Rwanda et le RCD-Goma et, de l’autre côté, l’Ouganda et le RCD-Kisangani.

Nous aborderons dans les prochaines pages chacun de ces événements.

 

Thomas Luhaka Losendjola
Ancien président de l’Assemblée nationale, ancien ministre, avocat et Député national

 

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