Face à la guerre en cours dans l’est de la RDC, le gouvernement congolais a déployé plusieurs approches pour trouver une sortie de crise.
En plus des fronts militaire et diplomatique, il a ouvert un front judiciaire contre les acteurs impliqués dans ce conflit devant les juridictions internes et internationales. Comment se construit ce front ? Quelles en sont les forces et faiblesses ?
Ithiel Batumike, chercheur principal en politique à Ebuteli, tente d'apporter des réponses à ces interrogations. Ebuteli est un institut congolais de recherche sur la politique, la gouvernance et la violence. Ebuteli (« escalier », en lingala) se donne ainsi pour mission de promouvoir, à travers des recherches rigoureuses, un débat informé pour trouver des pistes de solution aux nombreux défis auxquels la RDC est confrontée.
Peines capitales, saisies, convocations politiques, plaintes internationales… La RDC a lancé une vaste offensive judiciaire contre les protagonistes de la guerre qui lui est imposée par les rebelles de l’Alliance fleuve Congo (AFC) et du Mouvement du 23 (M23), soutenus par l’armée rwandaise.
Le 8 août 2024, la Cour militaire de Kinshasa/Gombe a condamné à la peine de mort Corneille Nangaa et 26 autres de ses co-accusés pour crimes de guerre, participation à un mouvement insurrectionnel et trahison. En outre, cette cour militaire a ordonné la confiscation de leurs biens.
Ces peines ont été confirmées par la Haute cour militaire, le 5 décembre 2024. Officiellement, elles traduisent la volonté du pays de lutter contre l’impunité des auteurs de crimes de guerre, qui endeuillent l’est de la RDC depuis plus de trois décennies. Ces peines soulèvent toutefois de nombreuses interrogations quant à la procédure ayant conduit à leur prononcé, ainsi qu’aux modalités de leur exécution.
Du point de vue procédural, Constant Mutamba, ministre d'Etat, ministre de la Justice, s’est félicité de la conduite de ce procès en un temps record, alors que la défense soulignait que certaines personnes poursuivies avaient été condamnées en l’absence de preuves matérielles de leur culpabilité. S’agissant de l’exécution des peines, la justice a annoncé la vente des biens des condamnés et a lancé des mandats d’arrêt internationaux. À la suite de nombreuses irrégularités dénoncées par des observateurs indépendants, la vente aux enchères des immeubles de Corneille Nangaa n’a plus abouti. Ces immeubles ont été plutôt mis à la disposition de services judiciaires. Une précipitation dans le chef du ministre de la Justice qui pousse ses détracteurs à regretter des « attitudes populistes » dans le traitement de dossiers aussi sensibles.
Le lancement des mandats d’arrêt internationaux apparaît également controversé dans la mesure où les personnes condamnées se trouvent sur le territoire congolais et y opèrent librement. Cela traduit l’incapacité de l’État à neutraliser ces protagonistes, et montre la dépendance du gouvernement vis-à-vis de l’extérieur dans la gestion de cette crise. Par ailleurs, si ces mandats sont exécutés à l’étranger, l’extradition restera difficile à obtenir : de nombreux États n’extradent pas vers des pays où - la peine de mort est en vigueur ou appliquée. Or, le gouvernement congolais a levé, depuis 13 mars 2024, le moratoire sur l’exécution de la peine capitale afin de dissuader les cas de trahison au sein de l’armée.
La Haute cour militaire poursuit pour fuite devant l’ennemi des généraux et officiers supérieurs qui étaient en poste dans les provinces du Nord-Kivu et Sud-Kivu au moment de la chute de Goma et Bukavu. Après une brève médiatisation de ce procès, la Haute Cour a fini par décréter le huis clos afin d’éviter une divulgation des secrets militaires. Si ce procès vise à lutter contre les défaites militaires sous prétexte de replis stratégiques, il comporte cependant le risque d’inciter les militaires à rallier les rebelles en cas de défaite qu’à demeurer sous le drapeau dans les zones sous contrôle du gouvernement.
Plainte contre Apple pour approvisionnements en minerais de sang
La RDC accuse le Rwanda d’avoir déclenché cette guerre pour s’approprier ses ressources minières. Cette thèse est étayée par le le rapport des experts des Nations unies publié le 9 janvier 2025, qui affirme que le M23 exporte vers le Rwanda les minerais extraits à Rubaya, dans le territoire de Rutshuru.
Après avoir consacré le 2 août, date anniversaire du déclenchement de la deuxième guerre du Congo en 1998, comme jour de commémoration du « Génocide des Congolais pour des gains économiques (Genocost) », le gouvernement s’attaque désormais aux bénéficiaires du commerce illicite des ressources naturelles congolaises. Dans son viseur : la société américaine Apple, accusée de s’approvisionner via le Rwanda, en violation des normes de traçabilité. Considérée comme receleuse des minerais congolais, la société Apple a fait l’objet d’une plainte déposée par la RDC, le 17 décembre 2024, en Belgique et en France.
Tandis que la procédure suit son cours en Belgique, le parquet financier français a classé sans suite, le 18 février 2025, cette plainte, estimant « insuffisamment caractérisées » les infractions alléguées. La capacité de la RDC a tiré profit de ces actions judiciaires extérieures contre les sociétés impliquées dans l’exploitation de ses ressources naturelles demeure ainsi faible. Jusqu'ici, elle n’a rien perçu des 150 millions d'euros issus de la condamnation, le 5 août 2024, de Glencore en Suisse pour corruption.
La CPI de nouveau sollicitée
Le 23 mai 2024, le gouvernement a invité la Cour pénale internationale (CPI) à ouvrir des enquêtes sur les crimes liés à la guerre en cours. Avec la Cour, le pays dispose de liens solides. C’est grâce à la ratification du statut de Rome par la RDC que la Cour a été installée, et les premiers inculpés de cette juridiction internationale sont congolais.
Cependant, cette saisine de la CPI par la RDC semble superfétatoire, dans la mesure où les principaux responsables présumés des crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis par l’AFC/M23 ont déjà été condamnés par la justice congolaise. Le principe non bis in idem interdit qu’une personne soit jugée deux fois pour les mêmes faits. Toutefois, la CPI pourrait instruire des crimes perpétrés après ces condamnations.
En parallèle, la RDC aurait pu engager la Cour sur le terrain du crime d’agression. Or, elle n’a pas encore ratifié les amendements au Statut de Rome relatifs à ce chef d’accusation. Pourtant, même si le Rwanda, pays agresseur, n’est pas membre de la Cour, la ratification de ces amendements aurait une portée symbolique, à l’image de l’Ukraine en 2024 dans le contexte de son agression par la Russie, un État non partie à la Cour.
Vers un tribunal spécial pour les crimes commis en RDC ?
Une autre perspective judiciaire prend forme, cette fois à l’initiative de Kinshasa. Lors de son audition au Sénat français le 28 mars 2025, Christophe Lutundula, ancien ministre des Affaires étrangères et aujourd’hui président de la commission des affaires étrangères du Sénat congolais, a confirmé qu’une conférence internationale sur les droits de l’homme en RDC est prévue en avril 2025 à Kinshasa. Elle devrait déboucher, selon lui, sur la création d’un tribunal spécial pour les crimes commis sur le territoire congolais dans le cadre de la guerre en cours.
Cette initiative a déjà reçu un appui de poids : celui de Karim Khan, procureur de la CPI. Lors d’une interview accordée à l’AFP en marge d’une visite à Kinshasa fin février, il a reconnu l’inefficacité des mécanismes judiciaires internationaux à endiguer les atrocités commises dans l’est de la RDC depuis plusieurs décennies. Constatant l’escalade de la violence et les limites de l’action de la CPI, il a soutenu « absolument » la création de ce nouveau tribunal.
Le format de ce tribunal spécial sera débattu lors de la conférence d’avril 2025. Il pourrait prendre la forme d’une juridiction hybride, à l’image de celles créées en République centrafricaine ou en Colombie, mêlant magistrats nationaux et internationaux. Karim Khan a insisté sur la nécessité que cette juridiction soit installée en RDC, qu’elle appartienne au pays et qu’elle bénéficie de ressources suffisantes pour rendre une justice crédible et cohérente, à même de briser les cycles de violence.
En parallèle, une autre initiative internationale vient renforcer cette dynamique. Devant la commission des affaires étrangères du Sénat français, Lutundula a également évoqué la résolution adoptée lors de la 37ème session extraordinaire du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, créant une mission d’établissement des faits qui sera prochainement déployée en RDC. Cette mission, dont le rapport est attendu en septembre 2025, pourrait ouvrir la voie à une mission d’enquête formelle sur les crimes commis depuis la résurgence du conflit.
Le Rwanda à la barre devant les instances régionale et continentale
En 2002, la RDC avait saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) pour obtenir la condamnation du Rwanda pour les exactions commises au cours de son agression de 1998. Sans succès : à la suite de nombreux obstacles juridiques, la CIJ avait décliné sa compétence. L’Ouganda, lui, avait été condamné, et verse depuis des réparations à la RDC pour ses activités militaires illicites sur le sol congolais.
Pour éviter un nouvel échec, la RDC a saisi deux juridictions siégeant à Arusha : la Cour de justice de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Est (EAC) et la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP). Ces deux affaires judiciaires sont inédites, car jamais de telles plaintes n’avaient été déposées devant ces cours. La RDC et le Rwanda reconnaissent tous les deux la compétence de ces juridictions.
Dans ce contexte, ces actions judiciaires semblent réunir toutes les chances pour leur aboutissement, bien qu’à l’ouverture de ces procès, le Rwanda a soulevé des arguments contestant la compétence de ces cours à juger les affaires l’incriminant de violation de la souveraineté de la RDC. Malgré cette stratégie, un jugement favorable à la RDC pourrait justifier le maintien du pays dans l’EAC, une organisation soupçonnée par Kinshasa d’avoir des penchants en faveur de Kigali.
Quoi qu’il en soit, ces deux affaires constituent une pression supplémentaire sur le Rwanda, déjà sur le banc des accusés au niveau diplomatique. Le gouvernement congolais a d’ailleurs indiqué, à cet effet, que le Rwanda était dans une situation critique vis-à-vis des organisations de défense de droits de l’homme, aux niveaux régional et international. Si la RDC parvient cette fois à obtenir la condamnation du Rwanda devant ces juridictions, Kigali pourrait être davantage fragilisé et l’image de l’État rwandais s’en trouverait encore plus écornée.
La RDC se félicite par ailleurs de la condamnation des actions du groupe AFC/M23/RDF par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, une structure non juridictionnelle de l’Union africaine, qui, lors de sa 82ème session, a appelé la communauté internationale à « poursuivre ses efforts pour fournir l’aide humanitaire d’urgence nécessaire pour empêcher une aggravation de la catastrophe humanitaire actuelle causée par ce conflit armé ».
Une ligne rouge à ne pas franchir : l’instrumentalisation de la justice
En revanche, sur le plan interne, les actions en cours contre les cadres du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD), formation politique de l’ancien président Joseph Kabila, ainsi que les saisies annoncées des immeubles du chroniqueur Pero Luwara, actuellement exilé en Belgique, devraient strictement respecter les procédures légales en vigueur. Toute déviation à ces normes risquerait de renforcer l’impression d’une instrumentalisation de la justice comme levier politique, transformant la lutte contre l’impunité en un outil de répression des voies dissidentes. Une telle perception pourrait non seulement alimenter un climat de méfiance généralisée, mais aussi compromettre gravement la cohésion nationale, pourtant essentielle dans un contexte marqué par des tensions politiques et sécuritaires.
Ces actions contre les cadres du PPRD interviennent à un moment où des efforts de décrispation ont été amorcés, notamment avec la libération récente des certains prisonniers politiques. Une gestion perçue comme partiale ou arbitraire de ces dossiers judiciaires pourrait annihiler ces avancées et raviver les divisions au sein de la classe politique. Dans une période où le pays aspire à une sortie de crise à la fois politique et sécuritaire, il est impératif que la justice congolaise reste indépendante et équitable afin de préserver sa crédibilité et d’éviter toute dérive susceptible d’aggraver les fractures existantes.
La Gazette du Continent.