L’occupation étrangère de l’Afrique, à travers ses pratiques iniques dont la traite, l’esclavage et ce qu’elle a elle-même désigné colonisation, a profondément bouleversé le système socio-politique ancestral. Si la plupart de nos royaumes ont disparu, et malgré l’insécurité généralisée, les Anciens ont su sauvegarder les acquis ancestraux millénaires. C’est le cas du Ké-Mwil des Bayansi.
Selon les informations récoltées par J. Rezende et M. Kingata, Ta’Sar est le fondateur, le premier Roi des Bayansi. C’est lui qui les a rassemblés, leur a donné des lois, leur a appris l’agriculture et le système très organisé de gouvernement. J. F. Thiel et A. Müller le confirment et ajoutent que, d’après la tradition, ce sont les Bantiokar, les princesses, qui précédaient et qui choisissaient les différents lieux de campement et les hommes les suivaient(J. F. Thiel, 1972, p. 55 ; A. Müller, 1968, p. 22).
Ceci peut paraître curieux aux étrangers. Mais il est un fait, suivant la tradition, les femmes sont les vraies maîtresses du clan et du village. C’est chez elles que les hommes viennent habiter, frères, fils, et maris. Le système matrimonial Ké-twil établit clairement que le mari habite chez sa femme à qui il construit une maison dans son village et auprès de son clan. Car pour ne pas tarir le clan, la femme qui en est la source en tant que génitrice ne peut le quitter. Comme bien d‘autres hommes venus habiter notre village, mon père, lui aussi, avait fait la même démarche quand il avait épousé ma mère qui était sa ké-twil. Il est resté dans notre village, adopté par notre clan, toute sa vie.
Cette prépondérance de la femme, souligne C. A. Diop, est très ancienne partout en Afrique. Car c’est elle qui transmet intégralement les droits politiques. C’est aussi elle qui reçoit la dot donnée par l’homme. Elle est la maîtresse de la maison dans ce sens que c’est elle qui dispose de tous les aliments que personne ne peut toucher, ni même le mari, sans sa permission(C. A. Diop, 1954/1979, p. 217-218). D’ailleurs suivant la tradition Bayansi, entrer dans la cuisine, se mettre à manipuler les casseroles ou toute réserve de nourriture, est perçue comme un manque d’éducation. Cet acte peut anéantir la réputation de l’incriminé dans la contrée entière.
La femme Bayansi ou africaine a acquis cette autorité d’abord du fait que c’est elle qui a été à la base de la sélection des plantes et des feuilles nourrissantes ; ensuite c’est aussi elle qui porte et nourrit les bébés, c’est-à-dire la société elle-même. Sans elle, on ne peut ni naître ni survivre. La sédentarisation et donc le progrès de la société lui sont intimement liés. Cela veut dire que l’hégémonie de la femme n’est pas née par idéal ou au bout d’une âpre lutte des sexes. C’est la trajectoire de la nature qui l’a dessinée. En d’autres termes, le matriarcat Bayansi, africain, est né, non contre l’homme, mais suivant la conjonction des considérations réalistes. Dès le départ la société a perçu qu’elle devait s’appuyer sur les femmes comme gardiennes et nourrices pour assurer la multiplication du clan, son extension, son accroissement et sa force (Cheikh Anta Diop, 1967/1993, p. 76). La femme Bayansi/africaine, en tant que femme, est donc Mwil, régnante, reine, princesse. Elle a l’autorité, le pouvoir, Ké-Mwil.
Ké-Mwil est composé de deux mots, ké et mwil. Ké est une préposition régulièrement utilisée dans le langage ordinaire des Bayansi. Elle intervient presque partout. Pour les hommes, il est question de ké-mur, ké-kar, ké-môl, ké-zob, ké-mbèl, ké-nkin. Ké intervient aussi bien dans la description de la flore que de la faune. Ainsi on parle de ké-tè, ké-mwoy, ké-zwin, ké-nwin, ké-niam, ké-twoo, ké-mbiy, ké-sokésel. Il en est de même dans le domaine du comportement. Là il peut être question de ké-mwim, ké-ndak, ké-nkir, ké-lwoo, etc. Ké renvoie à la petite chose de la chose. Par exemple quand on dit Ké-Mur il ne s’agit pas d’un petit homme (Mur) en taille, car dans ce cas, on dit Mur’bokwe ; ni de petit en âge qui est mwan ou encore petit en volume, ntan. Ké allié à Mur fait allusion à la petite chose dans l’homme, le plus petit élément être homme qui est invisible à l’œil nu. Cela concerne tout homme quel que soit son âge, sa taille ou son volume. Il en est de même de ké-kar. C’est le plus petit dans la femme ; pareil de ké-mbel, c’est le plus petit dans le cadet ; ké-nkin, le plus petit dans l’étourdi. En réalité ké est le même de tout ce qui existe en tant que plus petit. Ce que Dibombari Mbock appelle le « dur » ou l’atome, l’indissécable.
L’autre mot du ké-mwil est Mwil. Dans la tradition Bayansi, écrit P. Swartenbroeck, Mwil (pl. Bamwil) est un nom générique pour désigner tout membre par filiation utérine du clan régnant (Swartenbroeck, 1972, p. 117). Mais dans le mot Mwil, il y a le verbe wil qui signifie remplir ce qui est vide ou à moitié, compléter ce qui manque, combler un vide. Ceci suppose que la personne appelée à réaliser cet acte, est en capacité de le faire.
Et c’est le cas de la femme. Génitrice, elle remplit le clan et le village ; productrice économique, elle le fait pour le « bôl», la calebasse de réserves où sont gardés les aliments des différentes saisons (poissons, viande, champignons, chenilles) ainsi que le « muter », le grenier où est gardée la réserve d’arachides, des courges ou d’autres graines importantes pour la survie du foyer. C’est à ce titre qu’elle a acquis son autorité sur les enfants d’abord, sur ses frères ensuite et enfin sur le mari. Pour les enfants la parole de la mère reste salvatrice surtout quand ils ont grandi et sont partis de la maison. Les garçons comme les filles se réfèrent régulièrement à elle dans leur vie quotidienne. Les filles lui demeurent très attachées pour acquérir ses connaissances et ses qualités de mère. Les garçons aussi suivent ses directives dans leur vie avec leurs épouses et leurs enfants. Ils ne la quittent jamais.
Si la femme en tant que mère a une autorité certaine sur les enfants, c’est à ses frères qu’elle la délègue lorsque ceux-ci ont grandi. Car plus ils se développent, plus les conflits augmentent. Or ceux-ci peuvent handicaper la cohésion fraternelle. Il faut donc quelqu’un qui soit susceptible d’arbitrer. Ce rôle revient au frère de la mère, à l’oncle, la maman se gardant de rester neutre. L’oncle prend ainsi la place de sa sœur et joue son rôle. C’est pour cela qu’il est appelé « Ma-mpè » (Maman - donne). Sa fonction est de rendre justice, de donner équitablement à tous ce dont chacun a besoin et de sévir les contrevenants, ceux qui désobéissent et mettent en mal l’harmonie, la cohésion fraternelle.
Ainsi le premier travail de l’oncle est d’assurer la sécurité et de veiller sur la fertilité ainsi que l’ardeur productive de ses neveux et nièces, enfants de toutes les mères claniques. Tous les oncles se valent dans l’absolu. Mais c’est l’aîné d’entre tous qui prend la charge de diriger l’ensemble du clan. Son principal travail est de veiller à la sécurité de tous les membres du clan ; sécurité physique, particulièrement le soin des pathologies. Les femmes du clan l’aident dans cette charge. S’il n’a pas cette aptitude, d’autres membres du clan peuvent suppléer. Pour des cas plus difficiles, il emmène les patients auprès des spécialistes du village ou d’ailleurs. Dans tous les cas, il ne peut laisser personne du clan souffrir de quelque maladie sans soin, encore moins le laisser mourir. Il est aussi le prêtre du clan. C’est lui qui invoque les ancêtres lorsqu’un cas difficile survient, par exemple un accouchement difficile ou des décès successifs des membres jeunes.
Même s’il ne donne pas à manger à tous, chacun étant invité à le faire soi-même, il veille à ce que tous les membres du clan aient suffisamment à manger. Car personne ne doit souffrir de la faim. Vu que l’agriculture est la base de la vie de tous et que cela sous-entend champs, l’oncle, le chef du clan, doit s’assurer que toutes les femmes du clan en aient, ce y compris les veuves et les femmes célibataires. Pour elles, il invite les hommes du clan à s’organiser pour les leur attribuer. Car le travail de la mise en œuvre des champs en forêt est réservé aux hommes jamais aux femmes à cause de la dangerosité de ce travail. C’est ainsi que quand la saison des champs approche, le chef du clan identifie les femmes qui sont sans maris et s’entend avec les autres hommes pour les leur en procurer. De même lorsqu’un membre du clan abat un gros gibier ou qu’il réalise une belle prise de poissons, il est tenu de partager avec tout le clan. Il remet une partie bien déterminée de sa prise au chef qui le redistribue à tous.
Ainsi donc parti de la femme, de la mère, le pouvoir est exercé par l’oncle, le frère de la mère, qui l’organise pour le bien de tous. En réalité il restitue les qualités féminines pour la bonne conduite du clan. Comme la femme, l’oncle est « Nga-Nzo », le chef de la maison. Le clan est pour l’oncle ce que le foyer est pour la maman. L’oncle doit être mère des hommes et père des femmes du clan. A. Adler dit qu’en Afrique chez de nombreux peuples, on parle de roi-femme parce que le roi ou le régnant pour l’être vraiment, doit posséder certains traits féminins, notamment l’amour, la justice et les privations.
C’est ainsi que le jour de l’investiture du chef ou du roi, le prêtre du sacre Mubyèm, Mumbabyem, l’aîné des petits-fils du clan cheffale, le met en garde : « Ma’ékwur’ako a mutwe. Bongwur’yoy, mwil’alékab. Na’bo sa matar, pa musye, badia – Prends ta couronne ! Porte-la sur ta tête. Garde-toi de toute avarice, un chef partage. A présent, donne les 3 fois l’unité de la coupe de sel, et paie la terre, distribue au peuple, qu’il mange ». Dans la tradition Bayansi, le rôle premier du roi, de tout chef, est de veiller sur les personnes dont il a la charge et de veiller également sur tout l’héritage ancestral ; la protection des frontières de la nation en fait partie. Aussi, quand il est couronné, le roi bénit le peuple, Musye, en ces termes : « Mana makyak’a be, andè bakaar, andé babéal. Kèsal, képuya. Ntey’a mpor, misim ; nyam’a mpor, efub ! – Voici vos herbes porte-chance, vous les femmes et vous les hommes. Allez travailler. Pour vous, les serpent venimeux ne seront plus des lianes et les fauves des tas de feuilles mortes » (Paul Malembe, 1967, p. 229). Un véritable chef ne saurait souhaiter mieux à son peuple. Ce serment est tout un programme sécuritaire qui devrait inspirer les chefs africains actuels.
Professeur Kentey Pini-Pini Nsasay
Université de Bandundu
Notice bibliographique
- REZENDE José, Les clans et les noms Yansi, dans HOCHEGGER Herman (dir.), L’organisation sociale et politique chez les Yansi, Teke et Boma, op.cit., p. 33.
- KINGATA MUNSIAL YABUY Médard, Bagata et migrations Yansi & apparentes. Récit, Kinshasa, éditions King, 2015
- THIEL Josef Franz, La situation religieuse des Mbiem, Bandundu, Ceeba, 1972.
- MALEMBE Paul, La société politique Yansi, dans Cahiers Économiques et Sociaux, IRES-Université Lovanium -Kinshasa – Congo, Vol. V, cahier n°2, Juin 1967, Éditions Mouton & Cie
- MÜLLER Alphonse, Office et fonction du chef politique à Mbaya Larme, dans dans HOCHEGGER Herman (dir.), L’organisation sociale et politique chez les Yansi Teke et Boma. Rapports et compte rendu de la IVème semaine d’études ethno-pastorales Bandundu, Publications du Centre d’Études Ethnologiques, Série I, Vol. 4, 1968.
- DIOP Cheikh Anta, Antériorité des civilisations nègres. Mythe ou vérité historique ?, Paris, Présence africaine, 1967/1993.
- DIOP Cheikh Anta, Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, 4ème édition, Paris, Présence africaine, 1954/1979.
- Adler, A., Initiation, royauté et féminité en Afrique noire. En déça ou au-delà de la différence des sexes : logique politique ou logique initiatique ? L'Homme. Reuve française d'Anthropologie, 2007, n° 183.