Dans le cadre du suivi des investissements publics transférés en provinces et aux ETD, le Centre des Recherches en Finances Publiques et Développement Local (CREFDL) a mené une enquête sur la mise en œuvre des projets d’infrastructures routières dans la ville de Kinshasa.
Ce travail a pour objectif de renforcer la transparence et la redevabilité des autorités dans la gestion des politiques publiques ; susciter un débat sur l’impact de la dépense publique sur le quotidien de la population.
Ainsi, pour ce travail CREFDL a focalisé son monitoring sur une liste de 27 artères de la ville de Kinshasa, exécutées entre 2021 et 2023. Des projets inscrits dans deux programmes du Gouvernement. Il s’agit entre autres de “Tshilejelu” et “zéro trou”. L’enquête a permis aussi d’accéder à de nombreux documents pour analyser la cohérence des projets d’investissements et leur impact dans la vie socio-économique de la population vivant à Kinshasa. Des nombreuses visites des chantiers ont été effectuées par les enquêteurs pendant six mois avec des prélèvements des données techniques, à cela s’ajoutent les entretiens avec 50 experts de l’administration et 150 bénéficiaires directs des projets.
Des projets hors cadre budgétaire
Les marchés publics de l’ordre de 171 millions de dollars américains ont été effectués pour moderniser la voirie urbaine de la ville de Kinshasa entre 2021 et 2023. CREFDL relève que les projets de l’ordre de 70,5 millions de dollars américains ont été déjà financé, soit 40,9 % de taux de décaissement. De ce montant, il faut noter qu’environ 22,3 millions de dollars américains ont été payés pour financer la première phase du projet “Zéro trou’’ et près de 40 millions de dollars américains pour payer “Tshilejelu”.
Par ailleurs, ces fonds ne sont pas retracés dans les Loi de finances 2021-2023, moins encore dans la reddition des comptes des années susmentionnées. Toutefois, la reddition des comptes 2022 ne retrace que les fonds décaissés pour financer la route Elengesa, tronçon Mariano-Makala (2,5 millions de dollars américains) et la route Yolo Médical-Mombele à hauteur de 12 milliards CDF (6 millions de dollars américains pour 2,3 km).
Par ailleurs, ce financement ne tient nullement compte du Plan Directeur des transports urbains de la ville de Kinshasa. La tranche annuelle de financement reste faible et ne peut pas résorber les besoins exprimés par le secteur des infrastructures.
Imbroglio autour de certains projets
CREFDL note avec inquiétude l’insertion dans le projet des tronçons ou avenues qui n’existent pas. Le cas de Tshilombo et Lunionzo, supposées dans la commune de Matete, qui ont été financées respectivement à hauteur de 1,7 millions de dollars américains et 1,3 millions de dollars américains, soit un total de 3 millions de dollars américains. Selon les habitants de Matete, Thilombo est un arrêt de bus et Lunionzo est le nom d’un hôpital.
L’enquête a aussi relevé la double attribution d’un même marché à deux prestataires. Il s’agit de la réhabilitation de l’avenue Shaba (commune de Kasa-Vubu) d’une longueur de 2 Km, qui a été attribuée au même moment à l’entreprise ABC et ensuite à CREC 7. Après analyse des données budgétaires, le projet a coûté 1,9 millions de dollars américains pour financer les mêmes travaux.
Par ailleurs, les mêmes investigations ont renseigné que l’avenue Malandi (Matete) est le prolongement de la Boucle Pierre Mulele. Selon le constat fait sur terrain, les deux tronçons constituent deux projets différents. “Tshilejelu”, pour l’avenue Malandi et la Boucle Pierre Mulele pour “Zéro trou”. Ces deux projets, normalement devraient être combinés, selon la nature des travaux à exécuter pour éviter la confusion.
D’autres observations ont démontré que la modernisation de l’avenue Kulumba (Masina etLimete) a été budgétisée à hauteur de 51,8 millions de dollars américains pour une longueur de 6,8 km et le marché à été attribué à Safrimex dans le cadre d’un Partenariat Public-Privé. CREFDL constate que ce même projet a été proposé auparavant par le Gouvernement en 2020 pour un montant total de 32 millions de dollars américains. Ceci dégage l’écart de 19,8 millions de dollars américains entre les deux devis du projet.
Opacité dans la gestion des projets
CREFDL note que le recours abusif à la procédure d’exception pour effectuer les marchés publics est l’une des conséquence de l’inefficacité de l’action publique. A cela s’ajoute la confusion entre les projets exécutés en mode Partenariat PublicPrivé et ceux passés en marchés publics.
Conflit d’intérêt et abus de pouvoir dans le chef de l’OVD : par exemple, ce dernier étant le maître d’ouvrage délégué, effectue en même temps les études, les valide et attribue les marchés sans l’autorisation du Parlement et leur inscription dans la loi de finances de l’année.
Selon les agents de l’Administration, le ministre des ITP s’est octroyé une rétrocession de 2 % pour chaque projet d’infrastructures à travers son arrêté N°CAB/MINETAT/ITP/AGM/016/2023 du 28 juin 2023 portant définition et gestion des frais de maîtrise d’oeuvre, des projets d’infrastructures. Cet acte constitue un gaspillage des fonds publics, car ce dernier bénéficie chaque année des frais de fonctionnement inscrits dans la Loi de finances pour financer la supervision de son action.
La centralisation de la gestion des projets porte un coût à l’efficacité de la dépense publique. Ainsi, des projets relevant des compétences de la ville de Kinshasa sont exécutés par le Pouvoir Central en violation des principes de libre administration des provinces.
Non respect des cahiers de charge
Après investigation, CREFDL note la non prise en compte du contrôle qualité des matériaux de construction tout au long du cycle de projets. Tous les ouvrages d’assainissement sont dimensionnés sans études préalables. L’absence de celles-ci entraîne la signature de plusieurs avenants au cours de l’exécution et le gaspillage des ressources publiques. Le contrôle et la surveillance des travaux sont faits sans appareils appropriés. La réception provisoire des travaux parfois ne se fait pas. Dans quelques cas d’exception, cela se fait sans tenir compte des normes, c’est-à-dire sans procès-verbal de livraison.
La nature des travaux réalisés ne correspond pas aux montants des travaux, pour certaines artères par exemple l’avenue Masikita (commune de Ngaliema). La vérification arithmétique du devis proposé par l’entreprise soulève quelques écarts considérables. 80 % de la voirie réhabilitée ou construite, il y a deux ans, sont impraticables aujourd’hui malgré le décaissement de 70 millions de dollars américains. L’éclairage public n’est pas pris en compte dans l’exécution des contrats. Les nids de poule ont refait surface, les caniveaux sont bouchés et la circulation à Kinshasa est devenue difficile. Ceci soulève la question de la gouvernance du secteur.
Ainsi, CREFDL invite le Parlement d’interpeller le ministre des ITP pour qu’il s’explique sur la gestion de 70,5 millions de dollars américains investis par le trésor public dans les projets d’infrastructures à Kinshasa entre 2021 et 2023. A la Première ministre d’instruire au ministre des ITP de retirer son Arrêté ministériel n° CAB/MINETAT/ITP/AGM/016/2023 du 28 juin 2023 lui accordant une rétrocession de 2 % du coût des projets d’infrastructures ; d’initier un audit de tous les projets d’infrastructures lancés à Kinshasa entre 2020-2023 ; de clarifier la compétence et les intervenants en matière de gestion des projets de réhabilitation de la voirie urbaine de la ville de Kinshasa ; de prendre des mesures conservatoires contre les responsables de l’OVD ; la suspension de l’exécution de tous les projets de voirie effectués à Kinshasa et la mise en place d’une commission d’évaluation ; de faire respecter les principes des marchés publics ; d’interdire la cogestion ou une gestion centralisée des projets d’infrastructures relevant des compétences exclusives des provinces et des ETD.
Il revient à la Cour des Comptes d’initier un audit complet des projets d’infrastructures exécutés dans la ville de Kinshasa.
La Gazette du Continent.