Porté par le chef de l’Etat pour « raffermir la cohésion nationale » en pleine crise politique, le projet de loi doit être présenté à l’Assemblée nationale. Mais il suscite des réticences au sein même de la majorité.
Paix, réconciliation, unité nationale. C’est le triptyque déclamé comme un mantra par le président sénégalais, Macky Sall, depuis qu’il a brutalement suspendu le processus électoral, le 3 février, à trois semaines de la date à laquelle devait se tenir l’élection présidentielle. Mercredi 28 février, le chef de l’Etat est allé plus loin dans l’exercice du grand pardon. Il a fait adopter en conseil des ministres un projet de loi d’amnistie sur les faits se rapportant aux manifestations politiques survenues entre 2021 et 2024, lors desquelles une soixantaine de personnes ont été tuées, dont plusieurs à balles réelles. Une mesure qui, si elle est votée par les députés, permettrait à son principal opposant, Ousmane Sonko, de recouvrer la liberté après sept mois de détention.
« Je souhaite, au-delà du souci légitime de justice et de redevabilité, que l’amnistie et le pardon, par leurs vertus salutaires pour la nation, nous aident à surmonter ces moments difficiles », a déclaré Macky Sall, lundi, à l’ouverture du dialogue national, un rendez-vous boycotté par dix-sept des dix-neuf candidats en lice pour la présidentielle.
« Cela permettra de pacifier l’espace politique, de raffermir davantage notre cohésion nationale et de maintenir le rayonnement démocratique de notre pays », avait ajouté le chef de l’Etat face à un parterre d’officiels de sa majorité.
Faire accepter l’idée d’amnistie
La mesure, dont les contours demeurent flous, doit encore être adoptée à l’Assemblée nationale. Si le projet de loi est soumis aux députés selon une procédure d’urgence, il pourrait être présenté dans les prochains jours. Il suscite néanmoins de fortes réticences jusque dans les rangs de la majorité. « Il l’a évoqué lors du conseil des ministres du 7 février, mais certains ministres l’ont durement désapprouvé. Puis il est revenu à la charge la semaine d’après, mais il a essuyé un nouveau tir de barrage », assure-t-on dans son entourage.
« Samba Sy a dit tout haut ce que pensent beaucoup d’élus de la majorité, glisse un habitué du palais. Pour nous, le président a trahi ce pour quoi nous nous sommes battus lorsqu’il est arrivé au pouvoir. En reportant le scrutin, il a piétiné la démocratie. Cette loi d’amnistie bafoue la justice. Pourquoi ne pas attendre que les prévenus soient jugés ? Pourquoi s’obstine-t-il à vouloir faire sortir Ousmane Sonko que nous avons combattu pour protéger la République ? ».
« Un déni de justice insupportable »
La question taraude certains partisans du président qui réfutent l’argument d’une nécessaire « réconciliation », tant la lutte contre le populaire leader panafricaniste fut sans merci depuis mars 2021. Jugé pour viols contre une employée d’un salon de massage – il a finalement été condamné pour « corruption de la jeunesse » en juin –, Ousmane Sonko a toujours vu dans ces accusations un complot ourdi par le régime afin de lui barrer la route vers la présidentielle de 2024. Son parti, le Pastef, a par ailleurs été dissous et plusieurs de ses cadres ont été emprisonnés.
« C’est un déni de justice insupportable pour la soixantaine de morts et leurs familles, civils et militaires qui attendent depuis trois ans l’ouverture d’enquêtes, regrette Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal, qui exhorte les députés à saisir le Conseil constitutionnel en cas de vote. Cette loi n’a pas pour but de pacifier le pays, car Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye peuvent, à l’instar de centaines de détenus libérés ces derniers jours, bénéficier de cette procédure. Le président veut en fait protéger les membres des forces de sécurité, des responsables politiques et les nervis qui ont participé aux sanglantes répressions. »
La bataille législative s’annonce ardue
« Il n’y a aucun calcul politique, défend un haut cadre de la coalition présidentielle, Benno Bokk Yakaar. Le président ne peut pas quitter le pouvoir sans apaiser le pays. S’il ne le fait pas, en cas d’alternance, si une chasse aux sorcières est lancée, nous risquons nous-mêmes de basculer dans une opposition radicale. Nous entrerions dans un cycle de violence incessant. »
Le Monde pour La Gazette du Continent