Les microcosmes congolais
Dans les microcosmes congolais de l’Europe des années 1980-1990, on trouvait toutes sortes d’individus, allant des étudiants émigrés aux musiciens expatriés en passant par quelques rares cadres d'entreprises privées, des ouvriers vivant de jobs et des délinquants communément appelés « Batu ya mayuya » ou les mafieux.
"Batu ya mayuya"
Dans cette dernière catégorie des mafieux, on retrouvait ceux qui vivaient de chèques postaux volés et de chèques sans provision ou de vols de vêtements de marque qu’ils revendaient au rabais aux membres de la communauté, des fraudeurs aux allocations chômage, ayant plusieurs pièces d’identité et ceux qui s'adonnaient carrément à la vente de drogues douces (les haschisch) ou de drogues dures (cocaïne ou pimbo en lingala).
Sape et ambiance
La plupart de ces personnes avaient deux points communs : l’élégance et la dolce vita (l’amour des plaisirs de la vie). On les voyait flamber leur argent dans l’achat de beaux habits griffés, dans des boites de nuit et dans des concerts d'orchestres congolais de passage en Europe (Paris, Bruxelles, Londres, Lausanne …).
Pour consacrer leur réussite sociale, ils se faisaient dédicacer dans des chansons à succès de vedettes de la musique congolaise. Moyennant payement d'une somme à convenir avec l'artiste-musicien que l'on a choisi.
Les multirécidivistes des prisons
Régulièrement, ces opérateurs économiques d'un genre particulier faisaient des séjours plus ou moins longs dans les prisons européennes (de quelques mois à plusieurs années). Mais il y avait l'omerta, la loi du silence au sein des communautés congolaises : il existait un interdit tacite de raconter au pays les activités plus ou moins illégales de ces compatriotes ou leurs séjours en prison. La formule utilisée pour parler d'un Congolais emprisonné était : "azo lia mbala". Ce qui veut dire qu'il mange les patates (repas habituellement servi aux prisonniers en Europe.)
La "dette coloniale"
Et aussi, la communauté avait trouvé une justification morale à cette délinquance. On nous expliquait, en effet, que les Congolais qui se livrent à des magouilles en Europe ne font que récupérer leurs parts de la dette coloniale que les blancs doivent aux africains pour avoir exploité l’Afrique depuis des décennies, si pas des siècles !
Entre Mayuya, musique et sport
Cette culture de la zone grise au sein des communautés congolaises de l’Europe transparaît dans la chanson « Kaokoko Korobo » de Papa Wemba, star congolaise de la rumba. Dans cette zone grise, évoluaient non seulement « les batu ya mayuya » eux-mêmes, mais aussi certains musiciens, qui profitaient indirectement des retombées de ces activités illégales. On y trouvait aussi des sportifs ou anciens sportifs, qui assuraient la sécurité des concerts. La plupart de ces sportifs, qui travaillaient dans des sociétés de gardiennage, étaient des judokas. Le judo étant le sport de combat le plus pratiqué en RDC et l’activité sportive la plus populaire après le football.
Afin d’éclairer nos lecteurs, aujourd’hui, nous allons tenter de décrypter les messages véhiculés dans la chanson « Kaokoko Korobo ». Ceci nous permettra de comprendre la mentalité qui régnait dans ces milieux.
De prime à bord, il faut savoir que cette chanson est presque une chanson ésotérique, puisqu’elle utilise un code linguistique appelé « Hindoubill » qui est l’argot kinois dérivé du lingala.
Prière à "Kaokoko korobo"
La chanson commence par une prière qu’on peut qualifier de païenne. Comme dans l’antiquité gréco-romaine où les sociétés étaient polythéistes c'est-à-dire elles croyaient à l’existence de plusieurs dieux, chaque branche d’activités ou chaque corporation ayant sa divinité.
Par exemple, dans la mythologie romaine, Mercure était le dieu des commerçants et … des voleurs. Justement dans cette chanson, le dieu « Kaokoko Korobo » ressemble au dieu romain Mercure.
Et voici la prière qui lui est adressée :
« Kaokoko Korobo pesa biso nguya
To barrer ba zembezembe na ba ntusa esprit
To regner lokola yo na likolo
Biso ba yankées na se »
Traduction :
« Kaokoko Korobo, remplis nous de ta puissance
Pour neutraliser les esprits faibles et les idiots
Pour régner comme toi, tu le fais au ciel
Nous, les Caïds, ici-bas sur la terre.
Amen ! "
Après cette prière d’introduction, le personnage de la chanson nous raconte sa vie.
1° " Babukaki ligal ya Callugi na ya "Comme"
2° Ba plans, il fallait na telema n’ango na ndule wana
Mbila a mura palais, masta ba tindika ye,
Petite abendana, uta azua lupemba azua kiboba
Ba Tchatche, ba Miyake, ba Yamamoto
Influence ya coup d’oeil "
Traduction:
1° "Ils ont cassé la boutique de "Callugi"et celle de "comme"
2° Les vêtements griffés que je devais mettre à ce concert-là
La police a muré notre logement
Mon ami a été expulsé
Ma copine est partie ; depuis, elle a eu du succès.
Elle s’habille maintenant en Versace, en Issey Miyake et en Yohji Yamamoto
J’ai aiguisé son regard sur les vêtements".
Les risques du squat
En résumé, voici ce que nous raconte le narrateur, à travers la voix de Papa Wemba. Ses amis sont allés cambrioler deux boutiques de vêtements de marque (Callugi et Comme des garçons). Ils lui ont vendu cette marchandise. Il souhaitait mettre ces fringues lors du prochain concert. Malheureusement pour lui, la police a débarqué au squat (logement occupé sans titre) où elle a tout saisi ; avant de sceller le logement avec des murs en parpaings (briques) ; pour empêcher les squatteurs de revenir.
Son ami qui se trouvait sur place a été arrêté par les policiers avant d’être expulsé. Certainement qu'il n'avait pas de titre de séjour en règle. La copine du narrateur s’est enfuie. Et elle a trouvé un autre logement ailleurs. Et il semble que tout marche bien pour elle. Puis qu’elle ne s’habille maintenant qu’avec des grandes marques : Gianni Versace, Issey Miyake, Yohji Yamamoto.
Dans une autre strophe, voici ce que Papa Wemba chante :
« Likambo bakotisaki ye po a landela
Na sima, mawa trop,
Mwana Kutu ebimaki
Cartes sur table, to négocier
Showbiz esimba monde »
Traduction :
« On l’a branché dans une affaire qu’il devait suivre
Malheureusement, ça a dégénéré.
Un pistolet a même été brandi
Nous avons été obligés de jouer cartes sur table : on a négocié
Ce sont les affaires qui font tourner le monde »
Le narrateur nous explique que les « affaires » qu’ils brassent peuvent devenir très dangereuses puisque certains des partenaires ont des armes à feu et ils peuvent s’en servir. Il fait donc être prudent et souple pour bien négocier les deals.
Dans la strophe suivante, le chanteur nous dit :
« Yeba lubuaku ebebisaka moto yaya
Pona lokotro, tolobaki moto ayeba te !
Bawele mpifo, se pona Ferrari na caviar
Contrat osignaki pona liwa »
Traduction :
« Saches que la prison te bousille la tête
Pour l’argent, on s’était dit de n’en parler à personne
Ils se battent pour la gloire, pour la Ferrari et le Caviar
Tu as signé un pacte mortel »
La prison laisse des séquelles
Ici, Papa Wemba tire l’attention de ces Congolais qui font des séjours répétés en prison en considérant que c‘est presque des vacances gratuites. En effet, comparées aux prisons congolaises, les prisons en Europe sont plus confortables. Les prisonniers ont droit à 3 repas par jour; ils ont la télé et une bibliothèque.
Papa Wemba leur dit qu’une prison reste une prison et que sur le plan psychologique, vous ne sortez jamais indemnes d’un emprisonnement.
Ensuite il leur recommande un peu de discrétion en ce qui concerne l’argent. Parce que dans la vie, nous cherchons tous la reconnaissance sociale et le succès. Le succès peut se matérialiser sous la forme d’une voiture de luxe (une Ferrari) ou la bonne bouffe (du caviar).
Pour avoir ça, certains sont prêts à signer des pactes avec le diable.
Dans la dernière strophe à examiner, Papa Wemba chante :
« Ekomaki biso na mboka Nippon, rontao pamba pamba
Ekomaki biso na mboka Nazi, Porsche, Benzula mbula
Kinshasa: ba shégués, ba romains
Mikili: ba zulu, ba New Jack ».
Traduction :
« Nous sommes arrivés au Japon, il y avait des montres partout ;
Nous sommes arrivés en Allemagne (le pays des Nazis), on a vu des voitures Porsche et Mercedes à gogo.
A Kinshasa, ce sont les shégués et les romains
En Europe, des Zulu et des New Jack (les gangs) ».
Pour finir, Papa Wemba nous donne son témoignage personnel de ce qui l’a frappé dans les différents pays, lors de ses tournées.
- Il a constaté que les Japonais ont une culture dominée par la ponctualité et le respect de l’heure ; d’où la mise en valeur des montres qu'on voit partout.
- En Allemagne, c’est l’industrie de production des voitures de luxe (Porsche, Mercedes...) qui symbolise la richesse du pays
- Tandis que Kinshasa produit plus des enfants de la rue (les shégués, les romains). Une preuve de la misère sociale dans laquelle croupit la population.
- En Europe, la communauté congolaise se fait remarquer par sa production de gangs (les zulu et les New Jack).
Pour finir, nous disons merci à Papa Wemba, cet artiste-musicien de talent qui nous donne une leçon de sociologie appliquée à la communauté congolaise d’Europe dans une chanson qui fait moins de 6 minutes.
Thomas Luhaka Losendjola
Ancien président de l’Assemblée nationale, ancien ministre, avocat et Député national