Aujourd’hui, comme hier pour l’État Indépendant du Congo (EIC), la ville de Kinshasa est pour sa population congolaise une prison. Elle fait fuir sa population jeune et offre un eldorado pour les étrangers qui y affluent par avions entiers tous les jours. Cette situation paradoxale n’aide pas à construire une société harmonieuse ni une ville agréable. Cet article veut contribuer à la régulariser en proposant la construction d’une nouvelle ville libératrice en lieu et place de Kinshasa actuelle qui est le tombeau de sa propre population.
A Kinshasa quel que soit le lieu où l’on se trouve, la direction de la mobilité reste invariable. De Kingasani-Masina, Ndjili-Matete-Lemba, Mont-Ngafula-Bumbu-Ngaba, Selembao-Bandalungwa, Ngaliema-Kintambo, tout mène vers le centre-ville.
Or ce territoire exigu est à la périphérie-nord de la grande métropole et collé au fleuve lequel fait frontière avec l’autre Congo voisin. Ce qui fait de ce territoire un cul-de-sac qui ne peut pas être le moteur d’une ville de plus de dix millions d’habitants. Ceci se ressent. Et pourtant la situation est celle-là.
Le choix de Kinshasa comme capitale de notre pays n’a pas été fait par les Congolais mais par les Belges. Selon Georges Sion, la raison de ce choix fut la fébrilité de l’activité économique due au port, c’est-à-dire au fleuve. Car ce port fut construit pour accueillir tous les produits venant par la longue voie fluviale enrichie de nombreux affluents tous navigables. De là ils empruntaient le chemin de fer pour Matadi avant d’embarquer sur des paquebots et des cargos vers l’Europe (G. Sion, 1953, p. 27). Voilà donc la raison d’être de Kinshasa dans sa forme actuelle et voilà aussi la raison d’être du chemin de fer. Tout était fait pour concourir à atteindre cet objectif si important pour la Belgique.
C’est pour cette raison que le centre-ville actuel était réservé aux Européens durant toute la période de la colonisation. Ils garantissaient la bonne marche de cette opération de transfert des richesses congolaises vers l’Europe. Ils ne pouvaient donc pas se situer mieux qu’autour du port. Ainsi fut bâti l’ancien Kalina, le quartier résidentiel des Blancs. Ce nom est celui d’un autrichien de Vienne, Kallina, mort noyé par témérité dans les rapides du fleuve en 1883 avec tout son équipage. Le quartier résidentiel, le cœur du pouvoir belge au Congo, allait du port à l’actuel boulevard du 30 juin. A partir de là, également à l’Est et à l’Ouest, se situaient des bureaux, des usines, des commerces, des hôpitaux, etc. Et pour garantir la sécurité de cet important corps de colons, Kalina, le quartier blanc a été conçu comme un bunker anti-noir, protégé par un subtile mur invisible. Ce mur subsiste jusqu’à présent. Il va de l’Est à l’Ouest en passant par le Sud. Et voici comment est établi ce mur invisible.
Accolé au fleuve, le quartier résidentiel, Kalina, est protégé au nord par le fleuve large de près de 5 km à cet endroit et 30 km plus en amont, à l’Est du fleuve par des ports et à l’Ouest par le chantier naval de Kintambo. Le boulevard du 30 juin a été conçu pour garder à distance le quartier de commerce et d’affaires quoi que peu habité. Pour mieux protéger l’espace vital européen, au-delà du quartier de commerce, a été conservé un no man’s land constitué du zoo, du jardin botanique au sud et du cimetière pour Européens, actuel cimetière de la Gombe, à l’Ouest. Cette dernière barrière est continuée par les camps militaires toujours de l’Est à l’Ouest. Il y en a quatre (Ndolo, Kokolo, Lufungula et Forces navales de Kintambo). Après se poursuit le long quartier, jadis inhabité, où se trouve actuellement le marché central en rénovation et qui se prolongeait jusqu’à l’actuel palais du peuple.
Les cités des Africains étaient tenues le plus loin possible en commençant par l’actuelle commune de Kinshasa, Lingwala, Kasa-Vubu, Ngiri-Ngiri, Kalamu, etc. Car il fallait à tout prix sauvegarder la sécurité des Européens contre les Congolais, les Noirs. C’est ainsi que ces cités formaient un très vaste rectangle où des allées interminables se croisaient à angles droits, délimitant de nombreuses parcelles. Ce qui permettait de mieux contrôler ces populations. Ces maisons dont la plupart subsistent jusqu’à ce jour sont moitié-paillotte, moitié-maison avec ces haies transformées en mur de briques actuellement.
A l’indépendance, ce centre-ville a été gardé intact à la seule différence que quelques Congolais parmi lesquels certains dirigeants y ont accédé pour y habiter. Il a donc gardé son caractère exclusif et répulsif contre le peuple congolais. Mais il s’accapare de toute l’activité vitale de la ville entière : administration, politique, économie, culture, écoles, commerce, etc. C’est pour cela que tous les matins des colonnes d’habitants partent de tous les quartiers populaires de Kinshasa et se ruent vers le centre-ville causant d’énormes embouteillages à cause de la rareté des routes qui ralentissent les activités et rendent la vie des gens difficile d’autant que le soir le scénario se passe en sens inverse.
Aussi, sauvegarder à tout prix cette configuration de la ville comme le font nos gouvernements successifs depuis l’indépendance, c’est poursuivre sinon achever soi-même l’œuvre coloniale nocive et anti peuple congolais. Car cette configuration de Kinshasa étouffe la population et l’asphyxie. Si bien que vivre à Kinshasa est perçu par de nombreuses personnes comme une punition. « Biso awa kaka boye », « Kisasa pasi na pasi », « Tozo kufa lokola baniama ».
En effet, à Kinshasa tout est difficile. La nourriture est hors de prix, les soins de santé inabordables, la mobilité mortelle. Sortir de sa maison le matin et emprunter l’un ou l’autre moyen de transport proposé c’est accepter d’aller à sa propre mort. Le nombre d’accidents mortels augmente tous les jours et les cimetières devenus des véritables activités lucratives poussent comme des champignons et occupent de plus en plus d’espace. Ils se sont transformés en marchés où tout se vend. Il y a donc urgence de revoir cette situation et redessiner cette ville en faveur de la population et non plus contre elle.
Pour ce faire, je propose le transfert du centre-ville au centre, c’est-à-dire dans les alentours de l’actuel palais du peuple. Plus concrètement, je propose que le palais de la nation, palais présidentiel, le parlement, la cour de justice, les ministères soient construits sur l’espace compris entre l’avenue de l’université, l’avenue Victoire, le boulevard Sendwe et l’avenue Kasa-Vubu. Car même dans le cas où la capitale pourrait être transférée à Bolobo comme je l’ai suggéré dans mon précédent article, Kinshasa devrait retrouver son habillement africain modernisé. Car on voit bien que ce centre autour du palais du peuple est appelé à se développer et il vaut mieux le faire dans la perspective d’en faire le véritable centre politique de la ville. Ce qui libérera les bâtiments qu’occupent la présidence et les autres services de l’État. Ils pourront être transformés en Université du Nord.
Avec l’hôpital général, l’ancien marché, rénovés et la future université, l’actuel centre-ville se transformera en pool de développement avec une mobilité reliée aux trois activités principales. Il y aurait ainsi des routes et des voies des trams ou métros qui le relieront au nouveau centre-ville et vers les autres pools de développement.
Ceux-ci seront bâtis de préférence à la périphérie autour de mêmes trois activités que sont les marchés, les hôpitaux et les universités. Ainsi il y aura un pool de développement à Mbinza autour de l’Université Pédagogique Nationale, avec un grand hôpital et un grand marché. Cette université en cours de modernisation le sera complètement pour être une grande université moderne. Ensuite un pool de développement à Mont-Ngafula autour de l’actuelle Université Catholique du Congo. Ce qui voudra dire qu’aux alentours de cette université seront construits aussi un grand marché et un grand hôpital. L’université elle-même sera mieux construite, agrandie et modernisée. L’État devra prendre en charge sa construction et sa modernisation car ce sont des jeunes congolais qui y sont formés pour le Congo. Il est dès lors inapproprié que des pays étrangers financent la construction et la gestion de cette université au motif que ce seraient des catholiques. D’ailleurs notre Cenco devrait s’abstenir d’être un État dans l’État sans avoir les moyens de l’État et tourné entièrement vers l’aide extérieure. Cette attitude fragilise le pays et le rend vulnérable.
Mêmement, un autre pool de développement devra émerger autour de l’actuelle Université de Kinshasa avec la construction là aussi d’un grand marché et la modernisation de l’Hôpital Universitaire qui s’y trouve. Les vieux bâtiments de l’université devront être rénovés et modernisés. Pareillement un autre pool de développement sera bâti à Kisenzo réunissant là aussi une université moderne, un grand marché et un grand hôpital. Les mêmes infrastructures seront érigées à Kimbanseke, Kingasani/Ngomba et à Bibwa. Soit neuf pools de développement socio-économique avec celui de Masina autour du marché de la liberté.
La nouvelle figure de Kinshasa partira du nouveau centre vers les pools de développement. Cela veut dire qu’un réseau routier et ferroviaire partira du centre-ville vers le pool de la Gombe, vers celui de Mont-Ngafula, vers l’Université de Kinshasa ; puis vers le pool de Kisenzo, celui de Kimbanseke, de Kingasani/Ngomba, Bibwa et Masina. D’autres réseaux de mobilité relieront les pools entre eux notamment Bibwa à Masina, Bibwa à Kingasani/Ngomba, Kingasani/Ngomba à Masina, Masina à la Gombe, Gombe à l’Université Pédagogique Nationale ; UPN à Université Catholique/Mont-Ngafula, etc.
Ainsi Kinshasa ne sera plus une prison pour sa population cherchant à en sortir au plus vite, mais une ville agréable où la mobilité, la formation universitaire et scolaire, les soins de santé seront accessibles à tous. Car parmi les raisons qu’évoque la diaspora pour fuir Kinshasa figure en premier lieu la famine chronique, la difficulté d’avoir des soins de santé appropriés et celle de faire étudier les enfants. Il est temps de remédier à tout cela et de rendre la vie agréable pour chaque kinois. C’est un grand challenge il est vrai. Mais notre pays, si riche et si grand, est tout à fait capable de le relever et d’offrir à ses habitants une vie agréable si toutefois ses dirigeants le veulent. C’est mon souhait.
Prof. Kentey Pini-Pini Nsasay
Université de Bandundu (Uniband) / Institut Africain d’Études Prospectives (Inadep)
Notice bibliographique : Georges Sion, Voyages au 4 coins du Congo, Bruxelles, Goemaere, 1953 ; Marie-Louise Comeliau, Au Congo, face aux réalités, Bruxelles, L. Cuypers, 1955 ; François Rickmans, Mémoires noires. Les Congolais racontent le Congo belge. 1940-1960, Bruxelles, Racines, 2010 ; Joseph Mbungu Nkandamana, L’indépendance du Congo belge et l’avènement de Lumumba. Témoignage d’un acteur politique, Paris, L’Harmattan, 2008.